ÉCONOMIE

Publié le 25 septembre 2022

« On a décidé que les États s'endetteraient » Quand Michel Rocard balançait sur « l'origine de la dette »

Michel Rocard était l'invité de l'émission « 7/9 » diffusée sur France Inter le lundi 7 novembre 2011.

« C'est ça, l'origine de la crise, et non pas la dette »

Patrick Cohen : « Pierre nous appelle de Nice. Bonjour, Pierre. Est-ce que Pierre est là au standard ? Bonjour, Pierre. » Pierre (auditeur) : « Oui, bonjour. De Nîmes. » Patrick Cohen : « De Nîmes. Ah bah voilà, c'est une erreur sur ma fiche. Nous vous écoutons tout de même. » Pierre (auditeur) : « C'est pas grave. Oui, c'est sur le rôle de la Banque centrale européenne. Vous savez qu'actuellement, la Banque centrale européenne prête aux banques à des taux de 1 % à peu près, et les banques reprêtent aux États à des taux beaucoup plus élevés. C'est ça, l'origine de la crise, et non pas la dette. C'est comme ça qu'on crée de la dette. Donc, il y a une proposition qui est faite, vous le savez, entre autres par le Front de gauche, mais par beaucoup d'autres organisations maintenant, qui est que la Banque centrale européenne pourrait prêter directement aux États à des taux très faibles, voire nuls, et permettrait de couper la tête à toute la spéculation. La question, c'est effectivement : est-ce que vous ne pensez pas qu'à un moment où les choses sont difficiles, à un moment où, comme le disait Aragon, " fou qui fait le délicat quand les blés sont sous la grêle " ; est-ce qu'il ne faudrait pas prendre ce type de mesures, qui effectivement met en cause le traité de Lisbonne, mais est-ce qu'il ne faut pas avoir le courage d'aller jusque-là ? » Patrick Cohen : « Merci, Pierre, pour la question et pour Aragon. »

« Nous risquons de voir la dette des États de la vieille Europe servir de détonateur pour provoquer une très grave explosion financière mondiale »

Michel Rocard : « Moi, j'aimerais bien, mais cher Pierre, vous mettez beaucoup de choses dans la même question et il y en a plusieurs à la fois. Premièrement, malheureusement, ce n'est pas la seule origine de la dette actuelle. Depuis une vingtaine d'années, il est décidé aux pays développés que les banques centrales n'ont plus le droit d'émettre la monnaie, et la monnaie n'est émise que par des banques privées, et elle est principalement émise pour alimenter les marchés spéculatifs. Ceci, que les États y soient pour quelque chose ou non. Et donc, quand vous dites " cela permettrait de supprimer la totalité de la dette ainsi créée ", ce n'est pas vrai, ça permettrait d'en supprimer une partie. Mais deuxièmement, vous avez d'autant plus raison d'insister là-dessus qu'il y a autre chose. Nous risquons, on vient de le dire, de voir la dette des États de la vieille Europe servir de détonateur pour provoquer une très grave explosion financière mondiale. Pourquoi ? Parce qu'il y a un excès d'endettement des États. Or, pendant ce que l'on appelait les Trente Glorieuses, les belles années de croissance d'un capitalisme assez régulé, qui marchaient au plein emploi et qui connaissaient une croissance rapide et qui ne connaissaient jamais de crises financières, à ce moment-là, le financement des États était – États-Unis comme toute l'Europe, comme Japon – fait à travers des avances sans intérêt des banques centrales aux États. »

« On a décidé que les États s'endetteraient »

Michel Rocard : « La doctrine d'un monsieur, Milton Friedman, la doctrine monétariste qui a révolutionné tout le monde et qui le met dans l'état de drame où il est maintenant, c'est une doctrine assassine, on a mis trop longtemps à s'en apercevoir. Cette doctrine a emporté un changement qu'on a décidé. Et en France, il se décide dans la suite de M. Jacques Rueff dans les années 1960 – aux États-Unis, c'est un peu plus récent – et ce changement était l'interdiction faite aux banques centrales de financer les États eux-mêmes. Obligation était faite aux États de financer leurs déficits, ou même simplement leurs équipements longs, les équipements, les ponts, les routes que l'on paie en dix ou quinze ans, de les financer en empruntant. Donc on a décidé que les États s'endetteraient, et maintenant on trouve que c'est un peu trop. Mais auparavant, on ne s'endettait point. C'est un résultat, c'est un choix du système, et ce choix du système, en cumulatif, nous met maintenant devant une crise épouvantable. Je suis content que vous l'ayez... » Nicolas Demorand : « On ne peut pas revenir en arrière et remettre à l'œuvre ces règles qui étaient assez vertueuses ? » Michel Rocard : « C'est ce qu'il faudrait faire, c'est ce que je plaide. J'aurais aimé que le G20 le fasse. »

« Les élites politiques continuent à penser que les marchés sont auto-équilibrants »

Michel Rocard : « C'est pour le moment culturellement impossible. La façon de penser de l'essentiel des élites politiques américaines, japonaises, britanniques – voilà pour les trois pays qui tiennent la décision –, allemandes assez largement aussi, la façon de penser est celle-là, et ils continuent à penser que les marchés sont auto-équilibrants, alors que la crise vient de démontrer que c'est faux, que tout équilibre de marché est optimal, et donc qu'une économie est stable quand elle est complètement marchande et que le taux d'intérêt suffit à équilibrer. Et c'est tout cela qui s'est révélé faux. Mais ce mode de pensée n'a pas été évacué. La plupart des gens qui ont une autorité " madarinalement " reconnue, " sorbonniquement " reconnue, si j'ose dire, en économie, continuent à penser comme cela. Et au G20, on a le refus du Japon, de la Grande-Bretagne, des États-Unis de donner suite à la découverte que la crise nous a fait faire, qui est que l'équilibre du marché n'est pas du tout optimal et que le marché n'est pas du tout auto-équilibrant, bien au contraire. »



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