SOCIAL

Publié le 16 janvier 2023

« La réforme du gouvernement n'a rien de pragmatique, elle est idéologique. » Clément Viktorovitch remet l'église au milieu du village

Clément Viktorovitch intervenait lors de l'émission « Entre les lignes » diffusée sur Franceinfo ce dimanche 15 janvier 2022.


“ Derrière, l'enjeu, c'est notre modèle de société. ”

Jules de Kiss : « Pour vous, c'est une réforme idéologique ? » Clément Viktorovitch : « Oui, il me semble, oui. En tout cas, c'est au moins une réforme importante. Après tout, les retraites, ça fait partie de ces rares enjeux qui impactent directement la vie de tous les Français. Mais je vais essayer de vous expliquer que cette réforme, elle est en fait encore plus importante que ce qu'on croit. Commençons par le commencement, en rappelant que : oui, si on suit les prévisions du Conseil d'orientation des retraites, le régime risque effectivement d'être en déficit sur les 20 à 25 années qui viennent. Alors, un déficit temporaire, un déficit limité, mais un déficit quand même. Et si c'est le cas, il va bien falloir le combler. Toute la question, c'est : comment ? Et là, de nombreuses options étaient sur la table. On aurait pu mettre à contribution les entreprises, on aurait pu fiscaliser l'épargne salariale, augmenter légèrement les cotisations. Bref, il y avait plein de solutions. Le gouvernement a choisi de reporter l'âge de départ, ce qui revient avant toute chose à faire travailler plus longtemps les personnes qui ont commencé à travailler le plus tôt. » Jules de Kiss : « Qu'est-ce qui explique ce choix, d'après vous ? » Clément Viktorovitch : « Eh bien voilà, toute la question : qu'est-ce qui explique, en effet, ce refus absolu de ne serait-ce que considérer une autre source de financement ? Et bah, je vais vous répondre : parce que derrière, l'enjeu, c'est notre modèle de société. Et pour le comprendre, il faut remonter d'un cran en posant une question que personne ne pose : c'est quoi, au fond, la retraite ? Alors, en pratique, bien sûr, c'est simple : la retraite, c'est quand on arrête de travailler. Mais d'un point de vue socio-économique, c'est en fait beaucoup plus compliqué. Les sociologues Bernard Friot et Nicolas Castel nous expliquent qu'il existe en réalité deux conceptions concurrentes de ce qu'est la retraite. »


“ Un tiers des retraités sont bénévoles dans une ou plusieurs associations. ”

Clément Viktorovitch : « Dans une perspective libérale, la retraite, c'est du revenu différé. Toute leur vie, les travailleurs consacrent une part de leur salaire aux cotisations retraite, et quand ils sont trop vieux pour travailler, ils touchent une pension qui dépend de ce qu'ils ont cotisé au cours de leur vie et qui leur permet de bénéficier d'une période de repos et de loisirs avant la mort. Mais il y a une autre manière de voir les choses, qui consiste à envisager la retraite non comme du revenu différé, mais comme la continuation du salaire tout au long de la vie. La collectivité décide de se cotiser pour que tous les travailleurs, à un moment de leur vie, puissent bénéficier d'un temps libéré. Les individus continuent de percevoir leur salaire, qui leur permet de décider eux-mêmes de quelle manière ils veulent être utiles, contribuer, exister au sein de la société. » Jules de Kiss : « On comprend qu'il y a deux conceptions différentes : le revenu différé ou le salaire continué. Ça semble quand même très très théorique ? » Clément Viktorovitch : « Oui, je sais, Jules, on dirait que je suis en train de couper les cheveux en quatre. Mais sauf qu'en fait, pas du tout. En France, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c'est en fait assez largement le second modèle qui s'impose : la retraite comme salaire continué. Et ça a des conséquences pratiques. C'est pour ça, par exemple, qu'on a décidé de calculer le montant des pensions de retraite sur les six derniers mois des fonctionnaires et les dix meilleures années des salariés pour que leur retraite soit une continuation de leur meilleur salaire. C'est pour ça qu'à l'époque, on a indexé les pensions de retraite sur les salaires, pour que le pouvoir d'achat des retraités suive la même évolution que celui des autres salariés. C'est pour ça qu'on a pris la décision d'avancer l'âge de la retraite à 60 ans pendant le septennat de François Mitterrand, pour que les travailleurs disposent d'un temps de liberté toujours plus grand. Pour la société, les conséquences sont extrêmement concrètes : c'est grâce à cela, par exemple, que la France bénéficie d'un tel tissu associatif. Un tiers des retraités sont bénévoles dans une ou plusieurs associations. »


“ La réforme du gouvernement n'a rien de pragmatique, elle est idéologique. ”

Clément Viktorovitch : « C'est l'équivalent tout de même de 90 000 emplois à temps plein. C'est là-dessus aussi que repose une grande partie de nos vies familiales. En France, les grands-parents assurent 23 millions d'heures de garde d'enfants par semaine, c'est-à-dire autant que les assistantes maternelles. » Jules de Kiss : « Ce qui justifie donc l'idée de ce salaire continué pour tous ces services rendus. Est-ce que c'est toujours le modèle qui domine actuellement ? » Clément Viktorovitch : « Eh bien justement, Jules, de moins en moins. Les réformes qui se sont succédé depuis les années 1990 ont visé à détricoter cette conception initiale de la retraite. Les pensions, aujourd'hui, ne sont plus indexées sur les salaires, mais sur les prix. Elles augmentent donc moins vite. Dans le privé, elles ne sont plus calculées sur les dix meilleures années, mais sur les 25 dernières. Le taux de remplacement, c'est-à-dire l'écart entre ce que vous touchiez comme salarié et ce que vous touchez comme retraité, n'a cessé de se creuser. Les travailleurs sont de plus en plus incités à prendre une épargne complémentaire. Bref, tout cela va dans le sens d'une conception très libérale de la retraite, et il en va de même pour la réforme actuelle. En exigeant que ce soient les travailleurs qui, en travaillant davantage, équilibrent à eux seuls les déficits du système, le gouvernement assume et affirme sa conception des retraites comme un revenu différé. Et tant pis si, quand vous pouvez enfin vous arrêter, vous êtes trop malade ou trop abîmé ou trop fatigué pour utiliser votre temps comme vous l'auriez voulu. Au contraire, le gouvernement aurait pu décider de faire ce que la France a fait, en réalité, durant toute la seconde moitié du 20e siècle, c'est-à-dire : augmenter très légèrement et très progressivement les cotisations des salariés ou des entreprises sur de longues années pour, coûte que coûte, préserver ce temps libéré, ce temps non subordonné à la fin de la vie. C'est bien la preuve que la réforme du gouvernement n'a rien de pragmatique. Elle est idéologique et ce n'est pas un gros mot. Elle promeut une certaine vision, en l'occurrence une vision libérale de la société. Est-ce que cette vision nous convient ? Ça, en revanche, c'est à chacun et chacune d'entre nous qu'il appartient désormais de le décider. »



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